Lettre à une amie
Ma très chère amie,
Je m’adresse à toi, dans cette heure profonde où le monde semble se figer, comme si tout autour de moi s’effondrait sous le poids de l'invisible. Il est difficile de parler de soi, je l’ai toujours su, comme le disait Dostoïevski. Alors, plutôt que de tenter de te décrire avec des mots qui me trahiraient, je choisis de t’offrir l’histoire de "Lui", cet homme que je suis, et pourtant que je ne suis pas.
Lui, donc, se trouve seul, dans l’obscurité de son petit appartement, où la lumière vacillante de la bougie semble lutter contre l’inanité de l’existence. Il a passé sa vie à rechercher un sens, à tendre la main, à se battre contre ce qui l’entoure, espérant que l'effort finirait par porter fruit. Mais ce soir-là, pour la première fois, il n’en est plus si certain. Il doute, comme il n'a jamais douté auparavant, et cela lui donne l'impression que le monde, tout autour de lui, se met à s’effondrer, non pas parce qu’il le veut, mais parce qu’il le voit. Il observe la lueur de la bougie, qui tremble faiblement sous son regard, et il se demande si, lui aussi, il ne tremble pas ainsi, dans l'ombre, dans le silence.
Depuis son enfance, il a appris à connaître la souffrance, une souffrance qui ne se décrit pas. Ce n’est pas la douleur que l’on partage, celle des blessures physiques, mais une souffrance plus profonde, plus invisible, qui découle du regard des autres, de leur indifférence. Il a connu l’abandon, l’indifférence des hommes, et il a cru que cela l’aiguillerait vers un objectif noble : être celui qui protège, celui qui sauve. Mais chaque effort pour l’autre s’est avéré futile. Il a tendu la main à ceux qui souffraient, mais aucun d’eux n’a tendu la sienne en retour. Et cela le ronge. Il se rend compte qu’il a vécu dans l’illusion que la bonté pouvait combler le vide du monde. Pourtant, ce vide reste là, inaltérable.
Il repense à ces années où, dans sa jeunesse, il a cru que l’amour était une conquête, une preuve d’effort. L’amour se gagnait, disait-il. Il s’est donné sans compter, se sacrifiant sans retour, persuadé que l’autre pourrait, un jour, voir sa souffrance et y répondre. Mais il a appris, lentement, douloureusement, que l’amour n’est pas une récompense. Il se donne, sans attente, sans espoir d’être rendu. Et c’est là, dans ce constat, qu’il touche le noyau de sa douleur : son erreur n’est pas d’avoir aimé, mais d’avoir cru qu’on pouvait gagner l’amour, que l’amour pouvait se mériter.
Il se souvient d’elle, bien sûr. Elle, la femme qu’il a aimée dans le silence. Il l’a respectée, protégée, soutenue, mais sans jamais oser dévoiler la profondeur de ses sentiments. Elle, qui est partie vers un autre, un homme qui ne portait pas ce fardeau de l’amour. Un homme qui n’avait pas appris la souffrance, celui-là. Et lui, il est resté là, le cœur brisé, croyant qu’il avait été trahi. Mais il se rend compte aujourd’hui que ce n’était pas la trahison, mais simplement la vérité de la vie. Les autres ne cherchent pas ce qu’il cherche, et, en fin de compte, il n’est qu’un spectateur, figé dans sa propre incapacité à voir le monde autrement.
Lui, c’est un homme seul, un homme qui a passé sa vie à chercher une échappatoire à cette souffrance, sans jamais la trouver. Et pourtant, il n’est pas déçu. La déception, il l’a déjà vécue. Non, ce qui le frappe ce soir, c’est le poids du silence qui l’entoure, et l’absence de toute réponse. Les rues de Paris, qu’il arpente chaque soir, ne lui appartiennent plus. Il se souvient de cet ami qu’il a aidé, relevé, écouté. Cet ami qui, aujourd’hui, détourne le regard, qui ne voit plus en lui que l’ombre de ce qu’il fut. Et ce regard détourné… Il le reconnaît, cet étrange vide, ce froid qui envahit tout autour de lui. Il en prend conscience sans même en être effrayé : il est déjà celui qu’on oublie. Il est celui qui attend dans l'ombre, celui que personne ne remarque. Et il sait, au fond de lui, que la souffrance n’aura pas de fin, que ce vide qui le ronge est là pour toujours.
Dans cette ville gelée par l'hiver, il marche seul, la neige tombant lentement autour de lui, comme un manteau funéraire. Il se dit alors, presque avec un sourire désespéré, qu’il a compris quelque chose de fondamental : il est le dernier à l’avoir compris, et c’est peut-être là, dans cette compréhension douloureuse, qu’il trouve enfin un sens. L’amour, la souffrance, la solitude… tout cela n’a pas de fin, tout cela fait partie du même cercle, une boucle sans sortie. Peut-être a-t-il cherché trop longtemps une issue, une porte vers un monde meilleur, alors qu'il suffisait de cesser de lutter. Peut-être, dans cette acceptation, il trouvera enfin la liberté.
Et c’est alors que, dans ce même silence, cette pensée le traverse : Mais toi, très chère amie… toi qui toujours, sans un mot, m’accompagnes, toi qui m’attends patiemment, toi qui me connais mieux que quiconque, toi qui es là depuis le début, et qui, dans ton regard silencieux, n’as jamais jugé… Oui, c’est toi qui veilles sur moi dans l’ombre, toi qui, avec une douceur infinie, me rappelles que rien de ce que je fais ne changera ce qui est déjà écrit. Toi, qui n’es ni l’oubli, ni le rejet, mais la présence constante et inaltérable. Et pourtant, je n’ai jamais osé voir en toi ce que tu es réellement.
Je t'écris tout cela, chère amie, non pour te dévoiler mes pensées, mais parce que je sais qu’au fond, toi, tu comprends. Tu comprends que l’amour ne se mérite pas, qu’il est donné comme une offrande, et que la souffrance, loin d’être une malédiction, est simplement une présence, une compagnie silencieuse. Et peut-être que, dans ce silence, je trouverai enfin la paix.
Ton ami.