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Les silences qui nous séparent

19 avr. 2025

Il reste cette lettre, coincée entre mes doigts comme une promesse effritée. Sa blancheur immaculée n'attend plus qu'une encre qui ne coulera jamais. Comment écrire lorsque les mots perdent leur signification dans l'abîme du temps qui s'étire entre deux correspondants?

Les jours s'accumulent depuis ta dernière missive. Combien exactement ? Je les compte comme on égrène un chapelet de douleurs — quatorze, peut-être vingt. Le calendrier lui-même semble hésiter, ses chiffres se brouillant sous mon regard insistant.

Je me souviens encore de cette fébrilité qui m'habitait lorsque l'enveloppe apparaissait, messager inattendu d'un univers parallèle au mien. Elle était là, tangible, preuve irréfutable de ton existence quelque part, au-delà des frontières de ma solitude. J'en humais le papier, y cherchant la trace de ton parfum, de tes doigts, de ton souffle même. Et puis cette danse rituelle — ouvrir sans déchirer, préserver l'enveloppe comme une relique, déplier avec une délicatesse presque religieuse les feuillets couverts de ton écriture si caractéristique.

Mais aujourd'hui, dans le silence qui s'installe, je me demande — n'avons-nous pas construit nos cathédrales de papier sur des fondations trop fragiles ? Nos âmes se sont-elles réellement touchées ou n'avons-nous fait que projeter nos fantasmes sur cette toile blanche, construisant méthodiquement un mirage épistolaire ?

L'absence de réponse devient elle-même une réponse. Je devine la fin qui s'écrit dans les blancs, dans les non-dits, dans cet espace béant qui s'étire entre ton dernier point et mon attente interminable. Il y a une violence particulière dans cette mort lente d'une correspondance — pas d'éclat, pas de rupture définitive, juste ce délitement progressif, cette agonie silencieuse du lien qui nous unissait.

Parfois, je me réveille persuadé que la boîte aux lettres contient enfin ta réponse. Je descends les marches quatre à quatre, le cœur battant comme celui d'un adolescent. Et puis ce gouffre dans la poitrine lorsque le battant métallique ne révèle que le vide ou, pire encore, ces lettres anonymes, administratives, ces intrus sans âme qui occupent l'espace qui te revenait de droit.

Qu'est-ce donc que cette relation qui s'éteint sans même avoir droit à un bûcher funéraire?

Je relis tes anciennes lettres. Elles sont là, rangées chronologiquement, témoins muets d'une trajectoire qui, vue de loin, dessinait peut-être déjà sa propre extinction. Je cherche entre les lignes les signes avant-coureurs, les indices que j'aurais dû percevoir. Était-ce dans cette phrase plus brève, dans ce mot moins chaleureux, dans ce paragraphe plus distancié ?

Ou était-ce moi, trop avide, trop présent, trop exigeant dans mes propres lettres ?

Le doute s'insinue comme une encre renversée, tachant tout ce que je croyais immaculé. Y avait-il seulement une sincérité quelconque dans ce dialogue de fantômes ? Peut-être n'étions-nous que deux solitudes qui se frôlaient sans jamais véritablement se rencontrer, deux navires s'échangeant des signaux dans une nuit trop noire.

Je contemple cette feuille vierge étalée devant moi. Devrais-je t'écrire une dernière fois ? Pour dire quoi ? Les mots s'accumulent dans ma gorge comme des cendres qu'on ne peut ni avaler ni recracher. L'orgueil et la dignité me soufflent d'accepter ce silence, de le faire mien, de ne pas mendier une attention qui s'est détournée de moi. Mais quelque chose de plus profond, de plus viscéral, me pousse à vouloir crier dans le vide, à lancer une bouteille de plus dans cet océan d'indifférence.

J'hésite entre la lettre d'adieu — pathétique tentative de reprendre le contrôle en officialisant ce que tu as déjà acté par ton mutisme — et la lettre de supplication — plus pathétique encore dans sa transparente vulnérabilité. Et si je t'écrivais simplement comme avant, comme si rien n'avait changé, comme si ce silence n'existait pas ? Une négation de la réalité qui me permettrait de préserver encore quelques instants l'illusion que quelque part, quelqu'un décode mes pensées et les accueille.

Les heures passent et la feuille reste vierge. Je la contemple jusqu'à ce que sa blancheur devienne aveuglante, jusqu'à ce qu'elle me renvoie ma propre image déformée, celle d'un homme suspendu dans l'attente d'un écho qui ne viendra plus.

Et pourtant, au cœur même de cette dissolution, je ne peux m'empêcher de penser que nos lettres échangées ont créé quelque chose qui existe en dehors de nous, une construction fragile mais réelle, un pont jeté par-dessus les abîmes de l'incompréhension humaine. Ces mots échangés ne peuvent être effacés ; ils flottent quelque part dans l'éther des choses qui ont été dites, immuables dans leur vérité éphémère.

Peut-être est-ce là la seule consolation possible : avoir osé cette exploration de l'autre à travers le prisme déformant mais sincère des mots couchés sur le papier. Avoir créé, l'espace d'un instant suspendu entre deux respirations du monde, une connexion qui transcendait les distances et les silences.

Et maintenant, dans ce crépuscule de notre correspondance, je dois apprendre à lâcher prise, à accepter que certaines histoires se terminent sans point final, qu'elles s'effilochent simplement jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des fils épars et le souvenir d'une trame qui fut, un jour, cohérente et belle.

La lettre que je n'écrirai pas reste là, témoin muet de cette fin qui n'en est pas une, de cette rupture sans fracas, de ce deuil d'une voix qui n'est plus adressée, d'un regard qui s'est détourné.

Et je comprends enfin que le véritable tourment ne réside pas dans la fin elle-même, mais dans cette zone grise où l'espoir et la résignation se livrent une bataille sans merci, où chaque jour est à la fois une mort et une naissance avortée.