Le gouffre et la multitude

5 avr. 2025

Il est des tourments que l’âme humaine ne saurait endurer sans en être brisée. J’avais cru, autrefois, que la présence des hommes, leur multitude grouillante, suffirait à étouffer ce vide abyssal qui grondait en moi.

Ô funeste erreur ! Funeste et irrévocable ! Car il est un fléau plus terrible encore que la solitude : c’est l’illusion de la compagnie, le mirage d’une chaleur qui s’évapore dès qu’on tend la main.

Ces foules ! Ces visages ! Ô visions infernales ! Comme ils se pressaient autour de moi, riant, chuchotant, me frôlant de leurs doigts décharnés ! Mais derrière chaque sourire, je ne voyais qu’un rictus creux ; derrière chaque regard, un gouffre noir, une béance sans fond, avide, affamée…

Ah ! Ils n’étaient point des hommes ! Non ! Mais des simulacres, des pantins sans chair, des masques peints au sourire figé, des ombres se faufilant dans la nuit comme des spectres errants, condamnés à errer sans jamais toucher terre !

Alors, dans une terreur croissante, je me suis détourné d’eux. J’ai fui, me réfugiant dans l’étroitesse d’un monde plus sûr, plus intime, où la voix d’un seul, d’un seul ami véritable, valait mieux que le cliquetis inhumain de mille langues mensongères.

Mais, ô ironie ! Ô châtiment cruel ! N’est-ce pas alors que la peur a déployé ses ailes glaciales dans mon esprit ?! Car à quoi bon réduire le cercle, si chaque fil qui vous relie aux vivants devient un fil de fer, tendu sur l’abîme, prêt à se rompre à la moindre secousse ?

Et lorsque vint ce jour fatal, ce jour maudit où, dans un murmure brisé, la seule voix que j’avais jugée réelle s’éteignit, alors je sus… Je sus que je n’avais plus de choix. Que le piège s’était refermé, inexorable, et que je n’étais plus qu’un errant parmi les ombres.

Je ris ! Oh oui ! J’éclate de rire ! Mais écoutez donc comme il sonne creux, mon rire ! Comme il rebondit contre les murs moisis de ma chambre solitaire ! Ce n’est pas un rire d’homme, non… C’est celui d’un damné !

Car maintenant, je les entends revenir… Ils sont là, derrière la porte, ils m’appellent, ces fantômes que j’avais chassés… Ils murmurent, grattent, chuchotent. Je ne voulais pas d’eux, et pourtant les voici, revenus me hanter, m’entourer…

Et je comprends, enfin ! Oui, je comprends ! On ne choisit jamais ! Non ! Il n’y a ni qualité ni quantité, ni solitude ni foule… il n’y a que le gouffre ! Toujours béant ! Toujours affamé ! Toujours prêt à engloutir ce qui reste de moi !